À l’instar de la standardisation ayant métamorphosé le monde industriel au début du siècle dernier, le développement des ERP a engendré de profondes mutations organisationnelles dans l’entreprise. Après le travail des ouvriers, c’est celui des managers qui a été bouleversé remettant en question l’essence de leur travail.

Rentré chez lui après une journée de labeur, il continue inlassablement et infatigablement à répéter le même geste qu’il effectue quotidiennement sur la ligne de montage de l’usine dans laquelle il travaille. L’image de Charlot dans Les temps modernes, vissant à un rythme effréné tel un automate les écrous qui transitent devant son poste de travail est bien connue. Satire des conditions de vie des ouvriers caractéristiques de la première moitié du XXe siècle, elle illustre parfaitement la métamorphose organisationnelle des usines induite par la standardisation.

L’industrialisation, ses fortes cadences, et la standardisation des tâches à outrance ont irrémédiablement dévalorisé et démotivé nombre d’ouvriers.

L’un des principaux enjeux du management a dès lors été de motiver les ouvriers et de les impliquer dans les travaux qu’ils effectuaient : rappelons que les termes management et manager ont été canonisés par Taylor dans Les principes scientifiques du management publié en 1911, faisant référence aux personnes dont le rôle est de motiver les autres personnes à produire. La racine du mot provient du latin manus signifiant « la main », ce qui implique une idée de direction et de commandement, mais provient également du terme « ménage » sous-entendant la conduite efficiente du foyer.

Durant les deux dernières décennies, un phénomène identique à celui qui avait touché le monde ouvrier a métamorphosé à son tour le travail des managers. Cette standardisation du travail des managers s’est produite de manière concomitante avec la standardisation des tâches administratives, le travail des fameux « cols blancs ». Les ERP (Enterprise Resource Planning), appelés en français « progiciels de gestion intégrée », ont été le cadre normalisateur de la standardisation du travail des managers.

Toutefois la dénomination anglaise est significative, car elle met en avant le rôle de planification des ressources que jouent ces logiciels, c’est-à-dire de détermination et de normalisation des tâches individuelles. Véritables carcans, les ERP ont imposé les règles et les procédures desquelles il est totalement impossible de dévier.

C’est ainsi que grand nombre de managers, abandonnant l’aspect analytique qui constituait l’essence même de leur travail de « direction », se bornent aujourd’hui à de la restitution de données via des modèles (fameux templates) préformatés qui exemptent les individus d’un effort dispendieux de réflexion, mais qui surtout offrent aux directions un cadre uniformisé rassurant étant donné que les concurrents, soumis aux mêmes règles, ne peuvent dès lors pas en tirer des avantages compétitifs.

La conséquence de cette standardisation est double : d’une part elle dispense les managers de réflexion, ce qui les empêche de fait d’avoir à la fois la maîtrise et le contrôle des informations restituées, d’autre part elle emprisonne les directions dans des cadres cognitifs qui – imposés par les fabricants de logiciels – sont dès lors les plus rependus et  détournent de toute innovation.

C’est ainsi que grand nombre d’entreprises ne réfléchissent plus aujourd’hui leur stratégie en termes de ressources et compétences à leur disposition en vue d’atteindre un nouvel objectif, mais plutôt en termes de capacité et de flexibilité du système d’information à intégrer des changements organisationnels : les systèmes d’informations sont devenus les carcans incontournables des entreprises.

Alors que les tâches demandées aux managers se bornent à l’application de procédures strictes et précises ainsi qu’ à la bonne alimentation du système afin de permettre l’édition de tableaux de pilotages qui sont devenus de véritables icônes divinatoires érigée quotidiennement pour guider l’entreprise, nombreux sont ceux qui ont senti leur fonction dénaturée, leur place au sein de l’organisation altérée, et le sens de leur travail envolé.